Un tabou entre les lignes: être noir dans la langue française

Utilise-t-on le mot white, quand on parle d’un individu blanc en francais? Alors, pourquoi parlons-nous de black, pour désigner les noirs? Dans la langue française, on peut observer un tabou autour du mot “noir”, lorsque l’on parle de couleur de peau noire. Black, renoi, personne de couleur,… Tout un tas de synonymes existent, pourtant le mot noir n’est que très peu employé.

Parfois, pour éviter tout malentendu ou tensions, la couleur de peau n’est même pas mentionnée, alors que cela pourrait simplifier la conversation. J’ai pu moi-même expérimenter cela plus d’une fois. Prenons un exemple. Je suis assise à Banditos avec une amie, qui essaie de me décrire un jeune homme qu’elle a vu dans la rue l’autre jour.

“Mais si, tu vois c’est qui non?”

“Non, tu peux me le décrire? Il ressemble a quoi?”

“Beh… C’est un grand mec, baraqué, avec des lunettes, il a une veste jaune, des cheveux noirs frisés et des yeux bruns.”  

Ce que mon amie a omis de dire, c’est que ce mec baraqué, avec des lunettes, qui a une veste jaune, des cheveux noirs frisés et des yeux bruns… est noir. Ce qui aurait directement simplifié la description. Au lieu de ça, un malaise s’installe, comme si ce mot, noir, n’osait pas sortir de sa bouche, comme si ne pas le dire, évitait le racisme.

Black: un mot pas si neutre que ça.

Si le mot noir semble être un tabou dans la langue française, il n’en a pas toujours été le cas. En effet, l’histoire joue un rôle important dans la langue, et bien évidemment le passé colonial de la France et d’autres pays européens est capital dans ce débat. Si, jusqu’à la moitié du XXème siècle, c’était le mot nègre, venant de l’espagnol negro, qui était couramment employé, il a pris une signification discriminatoire et raciste et a été abandonné. Malgré cela, des auteurs comme Senghor ou Césaire ont essayé de lui donner une autre signification via le courant de pensée de la négritude, dans les années 30, tentant de valoriser l’appartenance noire. Dans les années 90 un anglicisme est né, venant tout droit des Etats-Unis: black.

Ce mot, renvoyant notamment aux mouvements afro-américains pour les droits civiques, et à la culture afro-américaine à partir des années 60, est souvent utilisé car il paraît plus cool, moins raciste, plus américain… Or, celui-ci démontre en réalité l’attitude complexée envers les noir(e)s de France: nommer en évitant de froisser, complexer ou blesser. En effet ce mot, black, ne prend pas en compte les spécificités des noir(e)s d’Europe, de France, car il se réfère uniquement à la culture noire aux Etats-Unis.

Un malaise qui s’explique

Le mot noir est tout bonnement évité car, dans des pays comme la France ou la catégorisation par la couleur de peau ou tout autre critère est très vite blâmé, même en partant d’une bonne attention, dire noir, c’est se risquer à catégoriser un groupe de la population, diviser la société, et réduire l’identité d’une personne à une catégorie, ici, sa couleur de peau.

Black dans la théorie – Spolsky et la politique linguistique

En liant ce débat avec le cours, les théories de Spolsky sont utilisées. En effet, les trois composantes* de la politique linguistique (language policy) peuvent être observées dans le débat sur l’utilisation du mot black. Ces trois composantes sont les suivantes:

  1. Pratiques linguistiques (language practices):Dans les pratiques linguistiques, on peut observer que beaucoup de français, depuis les années 90, utilisent l’anglicisme black pour désigner des individus noirs. Ceci relève des habitudes pour les français de sélectionner ce mot en particulier à la place de dire noir.
  2. Idéologies ou croyances linguistiques (language ideologies/beliefs): L’idéologie linguistique qui se cache derrière l’utilisation du mot black a la place de noir, se trouve dans le fait qu’utiliser black paraît plus cool, plus américain et paraît moins raciste.
  3. Management linguistique (language management/planning):Il n’y a pas de politique contre l’utilisation du mot noir en tant que tel, mais le discours républicain français laisse entendre que désigner quelqu’un comme noir correspond à catégoriser son identité et le réduire dans une certaine case, et fait penser à un discours plutôt communautaire, qui va à l’encontre des valeurs françaises. C’est la raison pour laquelle les pratiques et idéologies linguistiques apparaissent. Le management linguistique est donc la dimension qu’il faudrait aborder afin que les gens disent noir à la place de black. Une stratégie efficace qui pourrait être mise en place pour que l’usage du mot noir soit plus fréquent serait par exemple qu’il soit simplement utilisé dans les médias plus fréquemment, sans tabous.

*en traduisant les termes anglais en francais, je me considère dans cet article comme puriste linguistique (language purist) même si, dans la vie courante, il est pour moi très difficile d’appliquer ce concept et que je tend plutôt à faire un mélange entre l’anglais et le français ou le français et le néerlandais par exemple.

Et maintenant?

Aujourd’hui il est temps de voir le mot noir comme un mot neutre, renvoyant uniquement à la couleur de peau, et non plus à des idéologies de races humaines. Lutter contre les discriminations, c’est aussi pouvoir parler des noirs et autres minorités librement.

Selon moi, le mot black est un exemple concret de ce qu’est une bad language. Il est à noter également que ce débat est propre à la langue française. Aux Etats-Unis par exemple, le débat est plutôt centré autour du n-word.

En parlant, on ne se rend pas forcément compte que les mots peuvent être puissants et avoir un impact sur notre interlocuteur. Le politiquement correct, et d’autres idéologies font que, un tabou s’est formé autour du mot noir. Reste-t-il encore à s’en détacher.

Références

Lam, K. (2015). L’utilisation du mot “Black” pour les Noir-e-s de France: une insulte sans nom. Retrieved from

Levenson, C. (2012). Pour une utilisation décomplexée du mot noir. Retrieved from http://www.slate.fr/story/52115/noir

Teste, C. (2018). Une bonne résolution pour 2018: arrêter de dire “black” pour parler d’une personne noire. Retrieved from https://urbania.ca/article/une-bonne-resolution-pour-2018-arreter-de-dire-black-pour-parler-dune-personne-noire/

Spolsky, B. (2004). Language policy. Cambridge University Press.

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9 Comments

  • philippa April 29, 2019 at 8:36 am Reply

    Salut Alice, Je trouve que ton article est trop intéressant et actuel!

    • alicev April 30, 2019 at 7:28 am Reply

      C’est trop gentil, merci Philippa! 🙂

  • elisa May 1, 2019 at 7:22 pm Reply

    Coucou Alice! La présentation de ton article est tres attractive, et le sujet en effet intéressant et actuel. J’ai aussi remarqué de forts tabous concernant le mot ‘noir’, qui peut avoir une connotation négative dans la langue française. C’est chouette de pouvoir découvrir ton point de vue sur ce sujet! Hâte de lire tes autres postes, bisous.

    • alicev May 2, 2019 at 6:57 am Reply

      Merci beaucoup Elisa c’est vraiment gentil! Je passe faire un tour sur ton blog! 😉

  • Manon May 3, 2019 at 8:14 am Reply

    Je me réjouissais de lire ton article! C’est très intéressant de réfléchir à ce sujet encore trop tabou et de partager ton expérience et un exemple très concret auquel beaucoup de monde peut s’identifier, merci pour ton article ! Bisous

    • alicev May 3, 2019 at 11:39 am Reply

      Merci a toi Manon!

  • sophie May 7, 2019 at 10:30 am Reply

    Hi Alice, I really enjoyed reading your post, I think often the problem is similar, even when you speak in english, although there is not an actual word taboo, so thank you for your take on it!
    How did you feel about writing in French, after being used to write in English for so long? Did you find it difficult to get back into it?
    Bisous!

  • marie May 13, 2019 at 10:14 am Reply

    Bonjour Alice, je trouve ton post très intéressant – j’aime beaucoup les illustrations.

  • maria June 7, 2019 at 1:29 pm Reply

    Super interesting read! Its great how you use a personal and very relevant anecdote to start your argumentation – well done!

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